Un squatteur surpris à la Métairie Neuve

Depuis que je me suis prise de passion pour la presse ancienne dans le cadre de mes recherches sur l’histoire locale de Montlaur, je suis sans cesse étonnée par mes découvertes. Les faits divers qui ont marqué le quotidien de nos ancêtres sont souvent semblables à ceux qui font les gros titres de notre actualité.

Ces similitudes dans les sujets traités par les journalistes hier et aujourd’hui nous montrent que nos centres d’intérêt et notamment notre attrait pour les faits divers et le sensationnel n’ont pas beaucoup changé en près de 150 ans.

Nos ancêtres nous semblent d’autant plus proches que l’on se découvre les mêmes habitudes et petits travers. C’est d’ailleurs ce constat qui m’avait incitée à ouvrir ce blog, il y a quelques mois, lorsque j’étais tombée, totalement par hasard, sur un article consacré à une rumeur autour de la viande de cheval.

En dehors des scandales sanitaires, s’il y a bien un sujet qui fait régulièrement l’actualité, ce sont les histoires de squatteurs, sans doute parce qu’elles provoquent en nous un tiraillement émotionnel.

Comment ne pas avoir d’empathie pour le propriétaire atteint personnellement dans sa propriété privée, droit sacralisé par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen1 ? Dans le même temps, comment accepter en tant que Nation notre incapacité à loger décemment l’ensemble de la population ?

A ma grande surprise, la question était déjà d’actualité à la fin du 19ème siècle même si, à l’époque, le journaliste ne semble pas vraiment tiraillé par ses émotions et fait même preuve d’une ironie cynique à l’égard du squatteur…

Un visiteur indélicat

C’est le quotidien La Croix du Sud qui nous relate les faits dans son édition du 8 juillet 1893. La Croix du Sud est une émanation locale du journal La Croix, mensuel puis quotidien agressivement antirépublicain et antisémite à ses débuts. Et effectivement, ça n’est pas la charité chrétienne qui étouffait l’auteur de l’article en question…

Cela étant dit, et pour être totalement honnête intellectuellement, force est de constater que de nombreux journaux de l’époque, quelle que soit leur orientation politique ou religieuse, employaient ce ton caustique… pour le plus grand bonheur des lecteurs d’hier et d’aujourd’hui.

article paru dans la Croix du Sud le 7 juillet 1893 racontant l'intrusion d'un squatteur dans la maison du couple Vacquier à Montlaur, Aude
La Croix du Sud du 8 juillet 1893 – source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque Nationale de France

Pas gêné – Lundi matin, 3 juillet, les époux Vacquier s’étaient rendus à leur métairie, dite Métairie Neuve, située à 3 1/2 km de Montlaur, pour moissonner, et se proposant d’y passer la journée, ils avaient apporté avec eux, déjeuner, dîner, goûter…
Le panier aux provisions fût laissé dans la maison d’habitation. L’heure du déjeuner venue, ils courent au logis, mais de panier… point ! Comme le renard de la fable, il leur fallu à jeun retourner à la maison.
Sur le soir, le fils Vacquier, homme fort et courageux, pressentant son voleur, retourne à la métairie et la trouve habitée par un homme à la mine plus que suspecte, en train de préparer son souper. L’effrayer et le mettre en fuite eût été chose facile mais M. Vacquier voulut faire un coup de maître. Sans se laisser apercevoir, il court à Donneuve chercher main-forte… Quelques instants après, le voleur était fait prisonnier, conduit à Montlaur et de là à Carcassonne sous la surveillance de la gendarmerie.
Cet individu peu gêné était un sujet italien. Le voilà pour quelque temps nourri et logé aux frais de l’Etat. Partisan de la vie à bon marché, il doit être au comble de ses vœux.

Après m’être délectée de cette histoire plutôt drôle avec 130 ans de recul, et réalisant que l’article nous fournit un certain nombre d’informations tant sur les lieux que sur les personnes concernés, j’ai décidé, une fois de plus, de creuser le sujet.

Retrouver la Métairie Neuve

Identifier les lieux mentionnés dans l’article n’a rien de bien compliqué puisqu’ils n’ont pas changé de nom. En effet, la Métairie Neuve (ou Maison Neuve sur certaines cartes) comme Domneuve (ou Donneuve) existent toujours.

Ces deux campagnes aux noms synonymes se situent au sud-ouest de Montlaur, en direction d’Arquettes et Serviès-en-val. Comme on peut le voir sur la carte ci-dessous, quelques centaines de mètres seulement les séparent. Notre propriétaire spolié n’a donc pas eu à aller bien loin pour trouver de l’aide.

carte de l'Aude montrant la localisation de la Métairie Neuve par rapport au village de Montlaur et au hameau de Domneuve
clic sur la carte pour l’agrandir – source : carte créée avec Umap

Le Domaine de Domneuve est toujours habité. On y trouve notamment Le Cellier des Troubadours qui regroupe des viticulteurs très dynamiques et propose régulièrement des journées découverte du vignoble et des produits locaux.

La Métairie Neuve se cache derrière de hauts arbres et une grille en fer forgé. Impossible de voir depuis le chemin s’il reste quelque chose de la bâtisse squattée en 1893 ou si une maison neuve l’a remplacée. Un interphone semble toutefois indiquer que les lieux sont toujours occupés, au moins de façon saisonnière comme à l’époque de notre article.

Identifier les époux Vacquier

S’il est simple de localiser la Métairie Neuve, identifier avec certitude les époux Vacquier demande un peu plus de recherches.

Les familles Vacquier recensées à Montlaur

En effet, 3 couples portant ce nom habitent le village de Montlaur comme on peut le voir au recensement de 1891 disponible sur Geneanet (en mode premium).

Le premier foyer mentionné dans le recensement est composé de Jean Vacquier (69 ans) et Jeanne Taudou (70 ans). Ils habitent le quartier Joulia François.

Jean Vacquier et Jeanne Taudou recensés en 1891 à Montlaur
recensement de 1891 à Montlaur – source : Geneanet

Il sont certes propriétaires et toujours vivants en 1893 mais il semble peu probable qu’ils soient partis moissonner seuls à l’écart du village et à un âge aussi avancé. De même, j’ai du mal à imaginer un homme de 70 ans quitter le village à la nuit tomber pour affronter un squatteur potentiellement dangereux.

Quelques pages plus loin, on rencontre Jean Vacquier (47 ans), fils du précédent, et son épouse Pascale Maurel (46 ans). Ils vivent avec leurs filles Pauline et Léonie dans le quartier du tonnelier.

Famille Vacquier Maurel au recensement 1891 à Montlaur (Aude)
recensement de 1891 à Montlaur – source : Geneanet

Le recensement nous indique que Jean Vacquier est propriétaire terrien, information intéressante puisque les protagonistes de l’article s’étaient rendus à la Métairie Neuve pour moissonner leurs terres.

En outre, comme il porte le même prénom que son père, cela pourrait expliquer la distinction faite par le journaliste qui précise que l’intéressé est le fils Vacquier.

Jean et Pascale ont pour voisins immédiats Antoine Vacquier (49 ans) et sa femme Marguerite Cabirol (44 ans) ainsi que les deux fils de ces derniers : Marius et Alexandre.

Antoine Vacquier, Marguerite Cabirol et leurs enfants au recensement de 1891 à Montlaur (Aude)
recensement de 1891 à Montlaur – source : Geneanet

Antoine et Jean (fils) sont cousins germains et sensiblement du même âge. Tonnelier de profession, Antoine possédait sans doute également quelques terres, comme la plupart des Montlaurais à cette époque-là. En tous cas, il constitue lui aussi un candidat crédible à mes yeux.

Un quatrième foyer Vacquier réside à la Valfrège. Toutefois, je le laisse de côté. En effet, Donneuve se situe à mi-chemin entre la Valfrège et la Métairie Neuve. S’il venait de la Valfrège, le fils Vacquier aurait donc sollicité des renforts, à l’aller, en traversant Donneuve. Il ne semble pas logique de l’imaginer revenir sur ses pas.

De plus, l’article nous précise la distance qui sépare la Métairie Neuve de Montlaur, c’est à dire, selon mon interprétation, du centre du village. Si le journaliste avait voulu parler de la Valfrège, il aurait directement nommé le hameau.

Nous avons donc deux candidats crédibles mais les informations disponibles en ligne ne permettent de dépasser le stade des hypothèses. Comme pour retrouver la maison de la famille Romieu, je vais devoir me rendre aux archives départementales de l’Aude pour étudier les matrices cadastrales.

Le propriétaire de la Métairie Neuve d’après les matrices cadastrales

Pourquoi étudier les matrices cadastrales ?

Le généalogiste amateur ou professionnel est, le plus souvent, amené à étudier les matrices cadastrales anciennes dans deux buts précis :

  1. retrouver l’ensemble des biens d’un propriétaire identifié, en consultant sa « case » ou son « folio ». Il s’agit alors de rechercher le propriétaire dans la table alphabétique située en début ou en fin de registre pour obtenir son numéro de « case/folio ». Il suffit ensuite de se rendre à la page correspondant à ce numéro et l’on retrouve notre propriétaire et l’ensemble des biens possédés / acquis / transmis au cours de la période couverte par le registre.
  2. identifier les propriétaire successifs d’un bien, en suivant les mutations enregistrées au fil des années. Cette fois-ci, on part du plan cadastral en vigueur à l’époque qui nous intéresse et une fois la parcelle identifiée, on consulte l’état de section pour connaître l’identité et le numéro de « case » du propriétaire au moment où le plan est établi. On peut alors consulter la fiche propriétaire dans les matrices puis identifier la première mutation. On trouve l’année d’enregistrement de la mutation et la case de destination. Il suffit alors de rebondir de case en case jusqu’à la période voulue ou jusqu’à l’ouverture de la matrice suivante.

Si le sujet vous intéresse, je vous conseille l‘excellent guide rédigé par Marie-Odile Mergnac, intitulé : Retrouver l’histoire d’une maison. Vous y découvrirez un « mode d’emploi » des recherches dans le cadastre napoléonien, bien sûr, mais aussi un véritable pas à pas global pour retrouver toutes les informations existantes sur un bien immobilier et même contourner les éventuelles absences de source.

Couverture du livre de Marie-Odile Mergnac " retrouver l'histoire d'une maison"
Retrouver l’histoire d’une maison – Marie-Odile Mergnac – éditions Archives & Culture

Les informations trouvées dans le cadastre napoléonien

Le cadastre napoléonien est conservé en sous-série 3P aux archives départementales de l’Aude. Les communes y sont classées par ordre alphabétique.

Sur le plan napoléonien définitif, arrêté en 1831, la parcelle concernée est très facile à identifier. En effet, il y a une seule construction à la Métairie Neuve ; elle porte la référence F210.

La Métairie Neuve, sur le cadastre napoléonien de Montlaur (Aude) établi en 1831
La Métairie Neuve sur le plan cadastral de 1831 – source : archives départementales de l’Aude

L’état de section initial a été arrêté, quant à lui, en 1834. On y apprend que le propriétaire initial de la parcelle F210 est Raymond Vacquier (folio 449).

Un détour par l’état civil nous apprend que Raymond Vacquier est le grand-père de Jean (fils) et Antoine Vacquier. Voilà qui est de bonne augure.

Il est désormais temps de se plonger dans les matrices pour redescendre jusqu’en 1893. La fiche propriétaire de Raymond Vacquier nous renvoie vers deux folios portant les numéros 33 et 647 et nous indique que la mutation a été enregistrée en 1873.

La parcelle F210 du cadastre napoléonien à Montlaur sur le folio de Raymond Vacquier son propriétaire initial
La parcelle F210 inscrite au folio 449 – source : archives départementales de l’Aude

Attention, il faut savoir que dans l’Aude à cette époque, les mutations sont enregistrées dans les matrices cadastrales en moyenne 2 à 3 ans après le transfert réel de propriété.

Raymond Vacquier étant décédé en 1870, il s’agit donc a priori d’une succession. En effet, le folio 33 correspond à Antoine Vaquier (le père de notre Antoine, tonnelier) tandis que le folio 647 correspond à « Jean Vacquier, fil de Raymond ».

la fiche propriétaire de Jean Vacquier "fils de Raymond" - cadastre napoléonien, Montlaur, Aude
La parcelle F210 désormais inscrite au folio 647 – source : archives départementales de l’Aude

Les deux fils sont propriétaires de la Métairie Neuve en indivision jusqu’à une nouvelle modification, enregistrée en 1882.

Cette année-là, la maison devient « N.I », c’est à dire non imposable, sans doute en raison de son état. La Métairie Neuve n’avait donc plus de neuve que le nom…

Le sol de maison, quant à lui est intégralement transféré au folio 958, qui correspond à « Jean Vacquier, époux Maurel Pascale au village ».

Le folio 958 correspond à Jean Vacquier, époux de Pascale Maurel – source : archives départementales de l’Aude

Aucune autre mutation n’est enregistrée jusqu’à la clôture du registre en 1913. Nous avons donc confirmation de l’identité du « fils Vacquier, homme fort et courageux » mentionné dans l’article. Il s’agit de Jean, propriétaire terrien, fils de Jean et petit-fils de Raymond Vacquier.

J’aurais donc pu me plonger directement dans l’état de section et les matrices cadastrales et rapidement obtenir le nom du propriétaire de la Métairie Neuve en 1893, sans avoir à consulter les recensements.

Toutefois, mon enquête n’aurait pas eu la même saveur. Dans mes recherches sur l’histoire locale de Montlaur je ne cherche pas à aller le plus vite possible mais à comprendre la structure et l’organisation du village, à identifier les principales familles, les corps de métiers présents… Chaque source m’apporte donc une information précieuse et c’est en les croisant que je peux espérer reconstituer peu à peu cette histoire.

Diversifier mon corpus de recherche me permet aussi d’apprendre à exploiter de nouvelles sources et de construire peu à peu ma propre méthodologie de recherche. C’est en forgeant que l’on devient forgeron.

SOURCES :
  1. article 17 : La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. ↩︎

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