Abel Bernard, instituteur dans la tourmente

Il y a quelques jours, comme presque chaque matin, je feuilletais distraitement la presse ancienne à la recherche d’une nouvelle pépite d’histoire locale. Tout à coup, la bibliothèque généalogique de Geneanet me renvoie par dizaines des articles consacrés à un certain Bernard, instituteur à Montlaur.

En raison de propos déplacés envers l’évêque de Carcassonne, Bernard aurait écopé de 6 mois de suspension. Cette histoire, a priori relativement banale, est néanmoins reprise par toute la presse bien au-delà des frontières de l’Aude

Comment et pourquoi un petit instituteur de province fait subitement la une des journaux dans toute la France  ? C’est ce que j’ai voulu chercher à comprendre en découvrant cette affaire.

Cette année là…

Pour comprendre l’ampleur prise par les événements, quelques rappels historiques sont nécessaires. C’est en effet le contexte très particulier de cette année 1882 qui va propulser notre instituteur montlaurais sur le devant de la scène médiatique.

Nous sommes sous la IIIe République ; Jules Grévy est président depuis 1879. Il a pour Ministre de l’Instruction Publique un certain… Jules Ferry. Ce dernier laissera son nom à deux lois qui viennent réformer l’organisation de l’enseignement en France :

  • le 16 juin 1881, la scolarité devient gratuite dans toutes les écoles primaires publiques ;
  • le 28 mars 1882, la scolarité devient obligatoire. Cette même loi dispose que l’enseignement est désormais strictement laïc dans les écoles publiques. La morale chrétienne y est désormais remplacée par l’instruction morale et civique.
affiche évolution législative enseignement réalisée par le Musée Nationale de l'Education (munaé)
Principales évolutions législatives concernant l’enseignement en France – source : MUNAÉ

Les parents ont donc le choix entre enseignement public, gratuit et laïc ou enseignement privé, dit libre, et alors presque exclusivement assuré par le monde religieux.

On assiste alors à une véritable guerre des clans entre défenseurs de l’enseignement public et partisans de l’enseignement libre. Les réunions publiques servant de tribune à d’habiles orateurs se multiplient et les journaux se font l’écho de ces virulents échanges, prenant partie pour les uns ou les autres en fonction de leur orientation politique.

Abel contre l’abbé

Dans l’Aude, l’enseignement privé est ardemment défendu par l’évêque de Carcasonne, Félix-Arsène Billard. Ce dernier entreprend même une tournée pastorale qui le mène de canton en canton, n’hésitant pas à critiquer ouvertement la loi du 28 mars 1882, la qualifiant de loi de malheur, une loi qui bannit Dieu de l’école et installe à sa place l’Idéal laïque et obligatoire.

Du côté de l’enseignement public, les instituteurs se réunissent en congrès pour débattre des évolutions de leur statut. Dans son édition du 21 juin 1882, le journal La Fraternité en retranscrit le compte-rendu officiel.

En post-scriptum, le journal rapporte également la prise de parole d’un instituteur particulièrement engagé : M. Bernard. Celui-ci profite de la tribune offerte par le congrès pour violemment critiquer l’évêque Billard.

prise de parole de l'instituteur Bernard contre Bilalrd, évêque de Carcassonne.
« La Fraternité » du 21 juin 1882 – source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Protestation
P.-S – Avant la séparation, M. Bernard se lève et dit : « Citoyens, vous savez tous qu’au cours de ses tournées pastorales, le sieur Billard, évêque de Carcassonne, se livre à de violentes diatribes contre les instituteurs.
Je propose au Congrès de s’associer à la protestation faite à Carcassonne, par nos collègues de plusieurs cantons, pour flétrir les fureurs de ce fonctionnaire mitré et truffé, qui semble n’être payé par la République que pour vilipender le corps enseignant. »
Ces paroles sont couvertes d’applaudissements et le Congrès, à l’unanimité, protestant énergiquement contre les insanités vomies par ce fonctionnaire ensoutané, livre la conduite dudit Billard au mépris de l’opinion publique.

Pour copie conforme :
Le Secrétaire,
A. Thomas

Malheureusement, pour Bernard, sa tirade est remarquée. Il se trouve alors pris dans un tourbillon médiatique qu’il n’avait sans doute pas anticipé. Comme nous l’expliquent notamment La Fraternité dans son édition du 22 juillet 1882 ainsi que Le Rappel dans son édition du 9 août 1882, le Préfet prononce la suspension de Bernard pour une durée de 6 mois, sans traitement.

Les deux journaux s’insurgent de la décision prise, estimant que Bernard a agi en état de légitime défense face aux propos et aux pratiques de l’évêque Billard. Ce dernier, non content de railler les instituteurs publics aurait été jusqu’à venir placer des crucifix dans les salles de classes des écoles laïques.

Rapidement, l’affaire déchaîne les passions, bien au-delà des frontières de l’Aude et l’on trouve autant de journaux qui défendent l’instituteur montlaurais que de journaux qui l’accablent de leurs reproches.

Ainsi, dans son édition du 28 juillet 1882, Le Salut Public, journal lyonnais, relate les faits, attribuant tous les torts à Bernard. L’article a cependant le mérite de nous donner le motif précis de sa suspension.

extrait du Salut Public relatant les faits s'étant déroulé dans l'Aude et impliquant l'instituteur Abel Bernard
Le Salut Public du 28/07/1882 – source : Auvergne Rhône-Alpes – Livre et lecture

D’après les considérants de l’arrêté, cet instituteur a, « dans un congrès tenu au mépris de tous les règlements universitaires, fait une motion injurieuse pour l’autorité épiscopale, laquelle a été rendue publique par la voie de presse, et a ainsi gravement manqué à ses devoirs ».

C’est donc son manquement à l’obligation de réserve qui est reproché à notre instituteur montlaurais. La décision du Préfet repose uniquement sur le droit, sans porter de jugement sur l’instituteur lui-même.

Cependant, les journaux favorables à l’enseignement catholique se livrent à une attaque ad personam, dénigrant non pas les propos de Bernard mais mettant en cause ses compétences et sa moralité.

Dans son édition du 29 juillet 1882, Le Messager du Midi, est l’un des premiers à lancer l’offensive. Évoquant l’uniformisation du traitement des salaires, le journal explique : il tournera au profit des plus médiocres, de ceux surtout qui ressemblent au maître d’école de Montlaur et un peu plus loin : Monsieur le Préfet de l’Aude a suspendu, il est vrai, pour six mois, ce grossier personnage, mais c’est là une mesure prise pour la galerie et dont ne souffrira guère celui qui l’a encourue.

A la même date, Le Journal du Cher, semble se réjouir de la sanction infligée à Bernard et en profite pour railler l’ensemble des instituteurs publics.

article publié dans le journal du cher qui prend partie contre l'instituteur Bernard
La Journal du Cher du 29 juillet 1882 – source : Retronews

Le préfet de l’Aude vient de prendre contre un instituteur public un arrêté que Messieurs de l’enseignement étroitement laïc feront bien de méditer.
Il parait qu’un certain nombre de ces disciples de MM. Bert et Ferry on trouvé spirituel de se réunir en une espèce de congrès pour dire des choses désagréables à l’évêque de Carcassonne, parce que Mgr Billard n’avait pas dissimulé qu’il tenait en médiocre estime la loi du 28 mars et qu’il avait dit quelques vérités aux inventeurs de l’athéisme officiel. Les instituteurs en question ont eu la vanité de croire qu’ils avaient mission de défendre la loi en question ; ils ont donc fait une réunion, et la forte tête de la compagnie, M. Bernard, instituteur public à Montlaur, s’est chargé de réunir les idées émises par ses confrères, et d’en faire un beau travail littéraire, mais satirique, contre le prélat.

L’affaire fait grand bruit donc, à tel point que le Député Marcou prend la défense de l’instituteur et va plaider sa cause, auprès de Jules Ferry et Jules Duvaux, successivement ministres de l’Instruction Publique.

Le Courrier de l’Aude, dans son édition du 8 août 1882, dresse un compte-rendu de l’affaire, depuis le congrès du mois de juin jusqu’aux démarches effectuées par Marcou. Le compte-rendu, très détaillé, occupe pratiquement une pleine page.

Celui-ci, est toutefois fortement orienté, dans la mesure où le journal est farouchement anti-républicain et antimaçonnique et ne s’en cache pas : en allant au fond de ce parti, à de très rares et très honorables exceptions près, on ne trouve que la haine, l’envie ou la bêtise la plus révoltante.

Pour Le courrier de l’Aude, Bernard et les instituteurs publics en général sont les seuls fautifs et doivent donc être sanctionnés. D’ailleurs, Jules Ferry lui-même serait du même avis…

Le Courrier de l’Aude du 8 août 1882 – source : La Région Occitanie

M. Ferry lui aurait répondu qu’il était las de voir les jeunes instituteurs non-seulement dans l’Aude, mais dans presque toute la France, prendre des airs d’indépendance contraires à toute discipline. Il ne demandait pas mieux que d’être interpellé, afin d’en finir et de faire rentrer tous ces petits fonctionnaires dans leur devoir.

Si Le Courrier de l’Aude force sans doute le trait, les démarches entreprises par Marcou restent  visiblement vaines. En effet, dans un dernier et bref article en date du 20 août 1882, le journal Le Midi, confirme que la sanction infligée à Bernard est maintenue.

Abel Bernard, instituteur public

Une telle histoire a titillé ma curiosité. Je voulais en apprendre plus sur le parcours de cet instituteur et surtout tenter de comprendre pourquoi toute l’affaire avait pris de telles proportions.

En effet, dans ces années-là, les querelles au sujet de l’enseignement sont nombreuses sur tout le territoire et les échanges d’amabilités semblables à ceux qui se sont tenus dans l’Aude sont légion. Alors pourquoi veut-on spécialement la tête de l’instituteur Bernard ?

A ce stade de mes recherches, je n’ai que deux informations à son sujet : son nom de famille, Bernard et son lieu d’exercice : Montlaur. Heureusement, il n’y a, à cette époque, qu’un seul instituteur à Montlaur.

Je débute ma recherche, comme souvent, par l’étude du recensement le plus proche des faits. Ici, cela tombe bien, il y en a eu un en 1881 et il est consultable sur le site des archives départementales de l’Aude. Seulement, au recensement de 1881, l’instituteur ne s’appelle pas Bernard mais Auguste Albarel…

Je pense alors à consulter les registres d’état civil de la période concernée, disponibles sur Geneanet (en accès premium). En effet, en cette fin de 19ème siècle à Montlaur, les actes de naissances mentionnent presque tous l’instituteur comme témoin. Effectivement, Auguste Albarel contresigne bien tous les actes jusqu’au 25 décembre 1881.

acte de naissance contresigné par Auguste Alabrel, instituteur à Montlaur
Acte de naissance du 25 décembre 1881 – source : Geneanet

Subitement, à compter du 31 décembre 1881, un nouveau nom apparaît à côté de la mention « instituteur » : Abel Bernard. Voici donc celui que nous cherchons et nous connaissons désormais son prénom : Abel. Quelques pages plus loin, nous découvrons aussi son âge : 32 ans.

acte de naissance signé par Abel Bernard, instituteur à Montlaur en 1881
Acte de naissance du 31 décembre 1881 – source : Geneanet

Intriguée par ce remplacement inopiné, je fouille un peu le registre et découvre qu’Auguste Albarel décède quelques semaines plus tard, le 26 janvier 1882. Abel Bernard a donc sans doute été recruté en tant que remplaçant, l’instituteur titulaire étant vraisemblablement tombé malade fin décembre 1881.

Pour en savoir plus sur Abel Bernard, je décide donc d’aller consulter son dossier de carrière, conservé aux archives départementales de l’Aude. Le dossier est assez mince mais sa lecture éclaire d’un nouveau jour l’affaire Bernard contre Billard.

La première pièce du dossier est un état général des services. On découvre alors que les périodes d’activité de notre instituteur sont entrecoupées de nombreux congés, sollicités ou subis. En effet, Abel Bernard refuse à plusieurs reprises les affectations proposées.

Extrait de l'état général de service de l'instituteur Abel Bernard, mentionnant sa naissance à Fleury en 1849
état général des services d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

On découvre également que notre instituteur montlaurais est né à Fleury le 20 juin 1849, ce que confirme son acte de naissance consultable sur le site des archives départementales de l’Aude.

extrait de l'acte de naissance d'Abel Bernard né le 20 juin 1849 à Fleury (Aude)
acte de naissance d’Abel BERNARD – source : archives départementales de l’Aude

Un peu plus bas, on trouve bien mention de sa nomination à Montlaur, puis de sa suspension avec privation de traitement. Son arrêté d’affectation est annexé à l’état de service. On constate que l’arrêté est émis plusieurs semaines après sa prise de poste. L’administration a toujours pris son temps…

arrêté affectant Abel Bernard comme instituteur à Montlaur, dans l'Aude
arrêté d’affectation d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

Une première information non reprise dans la presse apparaît dans la suite de son état de service. Après 3 mois et demi de congé seulement, un allègement de la sanction est proposé.

Abel peut reprendre le travail à condition de partir enseigner à Roquefort des Corbières. Il refuse cependant une nouvelle fois cette affectation qu’il n’a pas choisie.

extrait de l'état général de service de l'instituteur Abel Bernard mentionnant sa nomination à Montlaur, dans l'Aude puis sa suspension en juillet 1882
état général des services d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

Dans le même temps, comme en attestent les nombreux courriers présents dans le dossier, il multiplie les candidatures sur divers postes spécifiques. Il brigue notamment un poste de professeur à l’école normale ou encore un poste de direction à Castelnaudary.

La fin du document nous apprend qu’il est finalement placé en congé illimité à compter du 29 novembre 1883. La copie d’une note administrative nous apprend que ce congé est octroyé pour maladie.

extrait de l'état général de service de l'instituteur Abel Bernard mentionnant son placement en congé illimité à compter de 1883.
état général des services d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

Cette succession de postes brièvement occupés et de congés plus ou moins longs explique sans doute pourquoi aucun des arbres Geneanet mentionnant Abel Bernard ne précise qu’il a été instituteur. En effet, au total, il a été présent devant les élèves pendant moins de 3 ans.

Continuant à explorer les pièces du dossier, je tombe enfin sur le manuscrit de l’arrêté préfectoral mentionné dans tous les journaux de l’époque. Je découvre ainsi que la suspension intervient environ 1 mois après la publication du compte-rendu du congrès.

Arrêté de suspension de l'instituteur Abel Bernard
l’arrêté de suspension d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

Au-delà de ces pièces froidement administratives, le dossier d’Abel Bernard contient également divers courriers ainsi que des bulletins scolaires qui nous dévoilent quelques pans de sa personnalité et nous permettent de mieux comprendre sa suspension.

J’ai notamment été touchée de découvrir ses bulletins de note alors qu’il était élève de l’école normale primaire de Carcassonne. L’appréciation portée sur le dernier bulletin de sa scolarité est particulièrement éclairante.

extrait du bulletin scolaire d'Abel Bernard, élève de l'école normale primaire de Carcassonne
bulletin scolaire d’Abel Bernard – source : archives départementales de l’Aude

Le sieur Bernard est intelligent, instruit et il a acquis à l’Ecole normale des connaissances étendues. Son extérieur est assez avantageux ; il est excellent chantre. Il ne manque à ce jeune homme qu’un peu plus de prudence et un peu de modestie. Sa santé laisse quelquefois à désirer.

Appréciation après appréciation, courrier de recommandation après courrier de recommandation, on découvre un jeune homme d’un abord agréable et brillant scolairement mais très émotif et influençable, au point de se laisser parfois entraîner dans des actions lourdes de conséquences.

Il change visiblement souvent d’opinions politiques en fonction de ses fréquentations et ses « amis » n’hésitent pas à utiliser son aisance relationnelle et son ambition pour lui faire faire et dire ce qu’ils n’osent assumer personnellement.

C’est ainsi qu’Abel Bernard se met malheureusement à dos un certain nombre d’élus et de parents d’élèves comme en témoignent les nombreux courriers présents dans le dossier. Alors, quand il s’en prend à l’évêque Billard, c’est la provocation de trop. Il agace en haut lieu depuis des mois ; il faut y mettre un terme et faire un exemple.

Lorsque la nouvelle de sa suspension sort dans la presse audoise, pour les défenseurs de l’école libre, l’occasion est trop belle. Ils ont un coupable parfait à clouer au pilori et Abel Bernard devient sous leur plume, le symbole national de l’instruction publique, tant honnie.

Côté vie privée, après avoir été exempté du service militaire, Abel Bernard épouse Adéline Joséphine Pujade le 24 mai 1871 à Badens. Un an plus tard, le couple accueille son premier (et unique ?) enfant : Joseph Abel.

Les recensement successifs semblent indiquer qu’il n’a jamais quitté Badens après son mariage. Il y est enregistré comme propriétaire ou cultivateur selon les années. C’est toujours à Badens qu’il décède prématurément, à l’âge de 44 ans, le 2 mars 1894.

Alors qu’il n’a fait qu’un passage éclair dans notre village, en raison de la médiatisation dont il a fait l’objet à ce moment-là, Abel Bernard restera pour toujours dans la presse « l’instituteur de Montlaur ».

SOURCES :

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